Chez Alexander Payne, la mise en place de l'histoire est toujours longue. Ici, il faut attendre un bon tiers du film avant de comprendre quels seront exactement les personnages principaux du film, et encore un autre tiers avant de véritablement saisir leur personnalité et leur histoire.
Le réalisateur américain possède une touche immédiatement reconnaissable, qui me semble comparable à la tradition du grand roman russe : le contexte est très important et il faut prendre le temps de le décrire, les personnages sont habilement caractérisés non parce qu'ils pensent, mais par ce qu'ils font, et enfin les digressions petites et grandes apportent toutes un élément du puzzle.
De cette approche méticuleuse résulte une oeuvre d'une grande profondeur, qui fourmille de détails significatifs et de situations aux multiples nuances. Ce qui paraît initialement cruel paraîtra bientôt touchant, ce qui semblait au début du film clair s'obscurcira progressivement, et réciproquement.
Au service de ce travail d'orfèvre se démène toute une troupe talentueuse. Les trois acteurs principaux, gueules atypiques chacun dans leur genre, font des miracles de sensibilité délicate, évitant en toute circonstance la mièvrerie qui rôde autour de l'intrigue. La direction artistique et la photographie servent parfaitement le propos du film, sublimant le décor étonnant d'une université désertée et enneigée, durant la trêve de fin d'année.
Le choc de ces trois solitudes malmenées par la vie est à la fois drôle, édifiant et émouvant. Winter break confirme le talent hors norme d'Alexander Payne pour dessiner de beaux portraits de groupe en prise aux difficultés existentielles.
Je pensais que le cinéma français, avec sa production annuelle pléthorique, finirait un jour par avoir abordé tous les styles possibles... et puis arrive un film comme Vingt dieux, mélange improbable de Ken Loach (façon La part des anges) et de Raymond Depardon, tourné avec des acteurs non professionnels quelque part dans le Jura.
Un film solaire, tendre et dur à la fois, qui ne ressemble à aucun autre.
Il faut à la réalisatrice Louise Courvoisier un certain culot pour oser marier dans un premier film une âpre description sociale (outre Loach, j'ai également pensé au Wang Bing des Trois soeurs du Yunnan) à une romcom adolescente très crue, tout cela sur fond de fabrication artisanale ... du comté.
Si le film tient la route, c'est grâce à son écriture très précise, à la réalisation inventive et inspirée de la réalisatrice, mais aussi au charisme du couple des deux jeunes interprètes, Clément Faveau et Maïwène Barthelemy, irrésistibles en doux Roméo et Juliette du Doubs.
Serebrennikov, c'est l'escalade permanente vers toujours plus de virtuosité.
Les mouvements de caméra dont le réalisateur russe est friand trouvent ainsi dans ce film une expression complètement folle, par exemple dans un plan qui voit l'acteur Ben Whishaw passer de décor en décor d'un seul élan, changeant d'époque à chaque fois qu'il ouvre une porte.
Limonov ménage aussi, et c'est moins fréquent, quelques moments de calme reposants, qui donnent lieu à de belles scènes d'intimité.
Sinon, les tics habituels du Russe sont bien au rendez-vous : intertitres spectaculaires, morceaux rock tonitruants. Il sont ici accompagnés d'effets déjà vus chez d'autres réalisateurs (élargissement du cadre comme dans Mommy, acteur qui passe à l'envers du décor comme dans Les herbes sèches).
Tout cela donne une impression de superficialité clinquante, pas désagréable, mais un peu vaine.
Le personnage de Limonov, artiste peu entreprenant aux idées politiques assez flippantes (une sorte de nationalisme parfois fascisant, parfois apolitique), génère finalement peu d'empathie : c'est aussi un des problèmes du film. Je me suis demandé à plusieurs occasions si ce personnage méritait autant d'attention.
Limonov, la ballade est un pur exercice de style, plus digeste que les deux précédents pensums de Serebrennikov, dont on peut se demander s'il n'esquisse pas en creux un autoportrait du réalisateur.
Emmanuel Courcol, le réalisateur d'En fanfare, est un excellent scénariste. Outre le scénario de son premier film, le très agréable Un triomphe, on lui doit également ceux de Welcome ou de Mademoiselle, par exemple.
Il y a dans son écriture une sécheresse, un sens du rythme et une finesse qui rendent ses films extrêmement efficaces et émouvants. Ici, les personnages sont admirablement dessinés, y compris les seconds rôles. Leurs relations ne sont pas simplistes, et le propos de l'histoire, sur le papier très mélodramatique (un chef d'orchestre célèbre découvre qu'il a un frère génétique dans le Nord à l'occasion d'une maladie grave), est traité avec beaucoup de subtilité.
Comme le rythme du film est enlevé, n'hésitant pas à utiliser de nombreuses ellipses bien venues, on ne s'ennuie pas une seconde. La convivialité du Nord donne à En fanfare une coloration bon enfant ch'ti qui rend cette histoire de fraternité particulièrement émouvante et chaleureuse.
On se régale, jusqu'à un final très réussi qui génèrera quasi-automatiquement des applaudissements dans toutes les salles où il est projeté : vous verrez, les derniers plans sont irrésistibles.
Du très bel ouvrage, qui mérite un succès public à la hauteur de plusieurs millions de spectateurs en France.
Emmanuel Courcol sur Christoblog : Un triomphe - 2021 (**)
Premier film d'une jeune réalisatrice, Diamant brut révèle également une toute jeune actrice qui crève l'écran et dont on a pas fini d'entendre parler, Malou Khebizi.
Nous sommes dans la banlieue de Fréjus, dans un milieu défavorisé et une famille exclusivement féminine : Liane, qui se rêve en star de télé-réalité, sa mère et sa petite soeur.
Agathe Riedinger filme tout ce petit monde caméra à l'épaule, avec beaucoup de style et de force. La vision qu'elle propose de cette classe sociale populaire est comme débarrassée des encombrants a priori qui caractérise habituellement ce type de film. Pas de misérabilisme surplombant, pas de jugement de valeur dans ce portrait d'une jeune fille biberonnée aux réseaux sociaux et qui ne se rêve qu'en personnalité instagrammable.
C'est vraiment le tour de force de Diamant brut : nous montrer sans fard une génération uniquement préoccupée par le paraître, lointaine descendante d'une ancêtre qui pourrait être la Loana du Loft, et nous la faire aimer. Liane devient par la grâce d'une direction d'actrice à fleur de peau une sorte de déesse de la superficialité épanouie, sûre d'elle et conquérante.
Diamant brut m'a rappelé le choc que j'avais ressenti en découvrant les trois premiers films d'Andrea Arnold : format 4/3, image un peu sale, inspiration parfois insensée de la mise en scène. Il réalise une sorte de miracle cinématographique : rendre la vacuité aimable par le seul vecteur d'une personnalité éclatante.
L'immense mérite de ce film documentaire réalisé à huit mains (deux réalisateurs palestiniens et deux israéliens) est de faire ressentir presque physiquement la violence de la colonisation en Cisjordanie.
L'arbitraire des actions de destruction des Israéliens, la résilience digne de Sisyphe des Palestiniens qui semblent toujours en capacité de reconstruire leur village séculaire, la violence décomplexée des colons couverte par l'armée : tout ici concourt à rendre les actions israéliennes profondément cruelles, sous des dehors de justifications froidement administratives.
Par ailleurs, mis à part le tableau d'une belle amitié entre l'activiste palestinien Basel et le journaliste israélien Yuval, le film ne propose pas grand chose en terme narratif. Il est aussi parfois très pauvre techniquement (beaucoup de plan sont tournés avec des téléphones portables) et un peu répétitif dans ses développements - la répétition servant en partie son propos, puisqu'il s'agit de rendre la réitération des persécutions littéralement insupportable.
Même si on peut regretter également que No other land ne donne pas de profondeur contextuelle à ce que l'on voit à l'écran, il faut tout de même aller voir ce film, qui donne comme nul autre une vision profondément immersive, et sur une longue durée, de ce qu'était la vie en Cisjordanie avant octobre 2023.
Rien de bien original dans cette nouvelle production d'Emmanuel Mouret.
Nous sommes toujours dans la gamme à la fois drôle, caustique et légèrement dépressive de ses derniers films. Ici la narration se déplace à Lyon, et débute par une voix off d'outre tombe, ce qui constitue deux (légères) nouveautés.
Pour le reste on se retrouve en terrain connu : des histoires d'amour qui se font et se défont, des sentiments qui fluctuent au fil du temps, des rapports humains souvent basés sur le non-dit ou les mensonges. Le seul personnage qui choisit de dire la vérité (sublime India Hair, qui trouve enfin ici un rôle à son niveau) provoque une tragédie.
Avec l'âge, l'intérêt frontal pour le sexe s'efface un peu du cinéma de Mouret pour laisser place à des réflexions de plus en plus grave au fil des films : c'est une progression que la filmographie de Woody Allen a connu et qui a culminé dans le chef-d'oeuvre September. Espérons que le réalisateur marseillais connaisse le même sort.
Les dialogues sont comme toujours ciselés à la perfection, le casting est formidable et la mise en scène, sobre et efficace), exploite à la perfection les décors lyonnais. On retrouve ici ou là les petits clins d'oeil qui donnent beaucoup de charme au cinéma de Mouret : quand Camille Cottin évoque une aventure extra-conjugale, son regard ne peut s'empêcher de glisser avec gourmandise vers les parties intimes d'une statue romaine du musée de Fourvière.
Un cru classique mais solide, qui manie assez habilement la tragédie et la légèreté, tout en donnant des relations humaines une vision assez noire.
Une fois n'est pas coutume, j'ai beaucoup aimé ce film de Clint Eastwood.
Le mérite en revient probablement en grande partie au scénario de Jonathan Abrams, d'une finesse remarquable. L'intrigue (dont la bande annonce révèle un peu trop facilement le pitch) progresse rapidement au-delà de son point de départ, et ses développements sont très bien conçus.
Les retournements de situation sont excitants, les dilemmes des différents personnages captivants. Les cas de conscience qu'exposent élégamment le film se reflètent d'ailleurs dans le cerveau de chaque spectateur : qu'aurions nous fait à la place de Justin Kemp ?
Comme la mise en scène est d'une grande fluidité, que les dialogues sont ciselés et que le jeu des acteurs est impeccable, on passe un excellent moment. Nicolas Hoult (qui se fit d'abord remarquer dans A single man) est convaincant en juré anxieux, alors que Toni Collette offre une prestation remarquablement nuancée.
Un excellent film de procès et un très bon cru pour Eastwood, peut-être l'ultime pour le réalisateur de ... 94 ans.
On peut aller voir Monsieur Aznavour simplement pour en savoir plus sur le chanteur.
De ce point de vue, le film de Grand corps malade et Mehdi Idir est une réussite : il est informatif et jamais ennuyeux. Le propos est donc intéressant pour ceux qui ne connaissent pas sur le bout du doigt la carrière d'Aznavour, et en particulier il apporte beaucoup d'éléments sur la période précédant la célébrité.
Mais pour moi, l'intérêt ultime du film réside dans l'interprétation étonnante de Tahar Rahim. Celle-ci oscille en effet durant tout le film entre un mimétisme troublant et une libre réinterprétation. C'est comme ci l'acteur Rahim contenait un océan intérieur constitué d'Aznavour : on ne voit parfois que Charles, puis à l'occasion d'un sourire les yeux rieur de Rahim s'imposent, puis, par la grâce d'un mouvement d'épaule, Aznavour repasse à la surface. Parfois, on voit dans la même scène plusieurs facettes à la suite : Aznvour sous un vernis de Rahim, Rahim tentant de faire émerger Aznavour, un hybride monstrueux des deux personnages.
Pour le reste, l'écriture faiblit un peu dans la deuxième partie du film (l'histoire de Patrick est par exemple salement expédiée) et la mise en scène est parfois maladroite (les mouvements de caméra aériens qui n'apportent rien).
Mais la puissance d'évocation et la force interne des chansons (qu'on a le loisir d'entendre ici en entier) l'emportent toutefois : Monsieur Aznavour est un vrai beau film populaire à ne pas manquer.
Grand corps malade et Mehdi Idir sur Christoblog : Patients - 2016 (**) / La vie scolaire - 2019 (*)
Dans la riche filmographie de Billy Wilder, La garçonnière marque un point d'inflexion notable : succédant à l'immense succès de Certains l'aiment chaud, c'est à partir de ce film qu'une véritable équipe va se constituer autour du réalisateur pour l'accompagner jusqu'à la fin de sa carrière. IAL Diamond, par exemple, son co-scénariste, ne travaillera plus qu'avec Billy Wilder jus qu'à la fin de sa carrière.
Il faut dire que le film est une réussite artistique sur tous les plans. Les décors d'Alexandre Trauner sont splendides : la fameuse salle de la compagnie d'assurance est une merveille d'ingéniosité, qui contraste magnifiquement avec le cocon intime de l'appartement. La photographie de Joseph LaShelle est magnifique, la direction d'acteur est au top.
La particularité du film est d'être une comédie triste, ou un drame drôle. Il met en scène deux personnages absolument seuls, menacés tous les deux par la dépression, et qui ont un comportement peu reluisant, englués dans l'écheveau des turpitudes de la société américaine des années 50 (volonté de réussir à tout prix, machisme institutionnalisé, superficialité des relations).
De la rencontre de ces deux âmes solitaires émerge tout doucement une relation qui n'a rien de celle qui égaye les comédies romantiques traditionnelles, comme le montre la dernière réplique de Shirley MacLaine, qui répond à la déclaration d'amour enflammée de Jack Lemmon : "Tais toi et distribue". Pas vraiment romantique.
La garçonnière est un film très maîtrisé, duquel se dégage un fumet de sensations et d'émotions très divers : tristesse larvée, espoir ténu, incommunicabilité généralisée. Il est techniquement proche de la perfection.
The substance n'est pas réellement un film d'horreur. Moi qui suis assez sensible à l'épouvante, je n'ai jamais eu peur une seule fois en regardant le film de Coralie Fargeat, qui est plutôt à classer dans la catégorie "c'est tellement gros qu'on en rigole".
L'intérêt du film est assez compliqué à définir, le fait de l'apprécier découle probablement d'un effort de cinéphilie assumé. Il faut en effet accepter les conventions de genre (les développements gore sont en même temps extrêmement prévisibles et parfaitement efficaces) pour commencer à apprécier le film, par ailleurs d'une grande audace formelle : tout y est pensé pour servir le propos de l'intrigue, de la façon la plus spectaculaire possible, sans aucun souci de réalisme. Le film va vite et frappe fort, dans un univers à la Barbie.
La proposition initiale de The substance est assez simple. Il s'agit d'un pacte faustien qui permet de retrouver sa jeunesse temporairement (et pour être tout à fait précis, pour 50 % de son temps). On est donc au début du film dans une ambiance assez proche de celle des films de Lanthimos, ou du propos d'ouvrages comme Le portrait de Dorian Gray ou La peau de Chagrin.
Les digressions amusantes qui découlent de la proposition initiale arriveraient tout juste à faire de The substance une honnête série B, si ce n'était la deuxième partie du film, qui nous entraîne dans une spirale tout à fait imprévisible, qui résiste à la fois à la description rationnelle et au bon goût. Coralie Fargeat semble nous dire à chaque nouveau développement : "Vous n'aviez jamais vu ça ? Et bien je vais vous surprendre en faisant encore plus dingue !".
De ce film hors norme qui ne ressemble à rien, on peut probablement tirer de puissantes considérations sur le rapport des femmes à leur corps, sur le besoin d'amour ou sur le regard des hommes sur les femmes. On peut aussi savourer le plaisir de se laisser déborder par une avalanche de propositions cinématographiques plus étonnantes les unes que les autres.
Et qui laisse un peu groggy, suite à un dernier plan sidérant de parfait mauvais goût.
Le léopard des neiges est malheureusement le dernier film de Pema Tseden, décédé brutalement lors de la post-production de sa dernière oeuvre. Nous n'aurons donc plus de nouvelles du Tibet de sitôt : le réalisateur tibétain était en effet le seul qui trouvait avec régularité le chemin des écrans français.
Son dernier opus est centré sur une situation étrange : un léopard des neiges est retenu prisonnier dans un enclos de cultivateur, après avoir causé une hécatombe dans le cheptel de ce dernier. L'éleveur souhaite être dédommagé, mais le léopard est une espèce protégée : qui gagnera ?
Ce dilemme donne lieu à toute une série de digression de natures très diverses : onirique avec le moine qui semble entrer en communication avec l'animal, administrativo-burlesque avec le défilé d'officiels et de policiers qui font le (long) déplacement, distancié et parfois caustique avec le regard d'une équipe de télévision qui vient faire un reportage, tendre et intime quand tout ce petit monde se regroupe pour manger.
L'ensemble est tout à fait charmant et intéressant, donne à voir le Tibet reculé d'aujourd'hui (sans évidemment aller sur le terrain polémique de l'action destructrice de la Chine) et permet de s'émerveiller devant le spectacle de la nature (à noter que l'animal est le résultat d'un prodigieux travail de synthèse numérique).
Un moment très agréable, même si la réalisation et la tenue du scénario dans la durée sont un peu inégales.
Pema Tseden sur Christoblog : Balloon - 2019 (***)
Voici un film d'animation qui ne ressemble à aucun autre.
Le "héros" du film est un chat qui ne parle pas, et n'a pas de nom. Ce rejet de l'anthropomorphisme, usuel dans le monde de l'animation, est déjà en soi un profond gage d'originalité.
La parti-pris naturaliste de la narration est ainsi captivant : nous vivons la soudaine montée des eaux exactement dans les mêmes conditions que notre héros-chat. Ses rencontres, ses découvertes et ses aventures deviennent les nôtres. C'est toute la magie du scénario de partir de situations très réalistes pour que les développements ultérieurs nous paraissent naturels.
La direction artistique du film est incroyablement inventive, dans un style qui pourra rappeler celui de certains jeux vidéos à ceux qui les pratiquent. Si cette esthétique ne vous dérange pas, alors vous allez vous régaler : les paysages et les architectures sont splendides, alors que la caractérisation des animaux qui accompagnent notre chat dans son périple est délicieusement précise (mention spéciale au lémurien kleptomane).
Les gestes naturels des animaux sont parfaitement rendus par l'animation. Leur comportement par contre relèvent en grand partie de l'humain et c'est tout l'intérêt du film : donner à voir une leçon morale de cette fable par ailleurs somptueusement illustrée.
Ce film d'animation bénéficie d'une vraie mise en scène et ses techniques de rendus de matière (le traitement de l'eau !) sont les plus beaux que j'ai jamais vu au cinéma.
A ne pas rater, quelque soit votre âge. Flow est une odyssée captivante, qui place son réalisateur Gints Zilbalodis parmi les très grands de l'animation.
On retrouve dans ce film d'Emanuel Parvu la même rigueur millimétrée que celle qui fait le sel des films de son compatriote Cristian Mungiu : chaque nouvelle péripétie découle de choix qu'ont fait précédemment les personnages, conformément à leurs valeurs.
Ce qu'on voit à l'écran est donc le fruit, non du destin, mais uniquement du comportement des protagonistes : cela donne une force incroyable à ce type de film, qui paraît être une expérience "en laboratoire". Les êtres humains semblent y être comme des cobayes dont on observerait le comportement.
Cet effet est ici amplifié par le très bel écrin choisi par le réalisateur : un village du delta du Danube, environné par les eaux, comme une prison à ciel ouvert dont on ne peut partir qu'en bateau.
L'intrigue est assez classique. Pour résumer, on peut dire qu'il s'agit d'une chronique au scalpel de l'homophobie ordinaire. La puissance du film réside dans la façon dont tous les éléments de la société se liguent dans cette homophobie décomplexée. Le prêtre orthodoxe est en particulier au centre d'une scène qui restera dans la mémoire.
Trois kilomètres jusqu'à la fin du monde est un suspense psychologique de grande qualité, superbement mis en scène (cadre sublime, photographie inspirante, montage au cordeau). Il prouve que le cinéma roumain est encore un des meilleurs d'Europe.
Le voici le grand film de 2024, la Palme d'Or incontestable, le film parfait qui parachève le parcours d'un cinéaste d'exception, mais qui réserve surtout un intense moment de satisfaction jouissive à ses spectateurs !
Anora présente les mêmes caractéristiques que Parasite de Bong Joon-Ho, dernière Palme d'Or de ce niveau : un scénario surprenant du début à la fin, une capacité à marier les styles hors du commun (romance, drame social, comédie de moeurs, burlesque), et surtout une envie de distraire son spectateur qui conditionne toute la conception du film.
On est donc brinquebalé pendant les 2h19 d'Anora entre 1000 sensations différentes, mais toutes plaisantes : un érotisme décomplexé, des tableaux de lieux et de milieux sociaux inoubliables, une actrice qui casse littéralement la baraque (Mikey Madison incroyable de vivacité et de pugnacité) et une évolution de l'intrigue complètement imprévisible.
C'est d'ailleurs une gageure de parler de ce film sans en révéler la fin, triste et douce à la fois, magnifiée par un dernier plan d'anthologie, qui donne au film une profondeur aussi émouvante que les péripéties précédentes étaient hilarantes. Cette fin sublime l'ensemble du film, en nous susurrant que pendant cette odyssée explosive nous spectateurs n'avons pas su voir l'essentiel.
Avant d'arriver à ce climax, vous aurez pu goûter à ce que Sean Baker sait faire de mieux : dresser des portraits de marginaux (au sens large) en êtres humains. Cela paraît simple, mais il faut une sorte de génie de la mise en scène pour que ces portraits, souvent improbables, prennent vie sous nos yeux avec tous les oripeaux de la réalité.
Il y a aussi au centre du film une scène qui dure 25 minutes (celle de l'appartement), qui a nécessité dix jours de tournage, et qui est la scène la plus brillante que j'ai vu depuis longtemps dans une salle de cinéma, conférant au personnage d'Ani une dimension quasi-mythologique.
A la fois Cendrillon jusqu'au-boutiste, Pretty woman à la sauce slave, pseudo-documentaire magnifiant le cinéma US des années 70, comédie d'action survitaminée, superbe portrait de New-York City, le dernier Sean Baker est le film dont vous avez besoin, capable de vous faire rire, réfléchir, et qui sait, peut-être même verser une petite larme.
Le petit théâtre habituel de Guiraudie est ici proposé à la mode automnale.
Les décors habituels de l'Aveyron servent de décors à une sarabande attendue, mais toujours aussi délicieuse : un homme fort qui vient de mourir, sa femme, son fils énervé, un curé, un voisin et un étrange visiteur qui va agir sur ce petit monde un peu comme celui du Théorème de Pasolini.
Le désir sexuel semble sautiller de personnage en personnage comme le ferait une puce gouailleuse, alors que se dessine un polar dans lequel chaque personnage évolue dans ses relations aux autres.
Ce thriller occitan génère de franches tranches de rigolade, assez innatendues de la part de Guiraudie. Les personnages des gendarmes sont hilarants, policés dans leurs questions, mais complètement décalés dans leurs actions.
Mais le personnage central du film, celui qu'on n'oubliera pas de sitôt, c'est le curé joué par l'excellent Jacques Develay. Sa bonté, son flegme, sa capacité à tout comprendre avant tout le monde est touchant au possible. Il est étonnant de voir Guiraudie dessiner un personnage de prêtre aussi émouvant.
Miséricorde fait partie de ces films pour lesquels il est absolument impossible de deviner l'évolution de l'intrigue ... et c'est un sentiment jouissif. Drôle, intrigant, mais aussi générateur de réflexion (comment punir justement un assassin ?), le dernier Guiraudie est l'un de ses meilleurs films.
Le texte qui a servi de support à ma présentation du film hier 21 octobre, au Dôme Cinéma d'Albertville :
Le cinéma iranien est depuis de nombreuses décennies un des cinémas les plus productifs de la planète, alors que les conditions politiques de sa production sont très difficiles, puisque depuis la révolution de 1979 le régime persécute globalement les artistes. Au vu de la qualité déjà incroyable de sa cinématographie, on peut rêver de ce que produiraient les talents iraniens dans un terreau plus favorable !
Le cinéma iranien est né au tout début du XXème siècle et la première salle de cinéma a ouvert à Téhéran en 1904. De nombreuses générations de cinéastes se sont succédées tout au long du siècle au sein d’une industrie prospère, jusqu’à l’émergence d’un mouvement qu’on a appelé La nouvelle vague iranienne, dont Abbas Kiarostami (1940-2016) est le fer de lance. Vous avez peut-être vu quelques-uns de ses films, qui ont rencontré un grand succès en Occident (Où est la maison de mon ami ?, Close-up, Au travers des oliviers…).
Un autre cinéaste iranien, plus jeune, a lui aussi trouvé le chemin d’un succès international, Asghar Farhadi (1972-) (A propos d’Elly, Le client, Un héros). Ces deux très grands cinéastes ont eu des problèmes avec le régime des mollahs, mais ils ont en quelque sorte joué au chat et à la souris avec les autorités de leur pays, essayant de faire en sorte que leurs messages puissent passer, sans que la censure interdise leur film. Par exemple Kiarostami, s’est vu imposé de remplacer une musique de Louis Amstrong par de la musique traditionnelle dans son chef d’oeuvre Le goût de la cerise (Palme d’or à Cannes), et Farhadi s’est vu brutalement retiré son autorisation de tournage alors qu’il tournait Une séparation, qui reste à ce jour le plus grand succès en France du cinéma iranien (le film sortira finalement quand même en Iran).
Ces deux grands cinéastes ont donc subi au long de leur carrière intimidations, menaces, brimades, mais n’ont pas vraiment eu à craindre pour leur sécurité et leur intégrité physique. Ces deux chefs de file se sont aussi, au cours de leur carrière, « évadés » ponctuellement en tournant régulièrement à l’étranger, et plus particulièrement en France, retrouvant ainsi temporairement une totale liberté et pouvant filmer des stars occidentales (Juliette Binoche dans Copie conforme pour Kiarostami, Tahar Rahim et Bérénice Béjo dans Le Passé, Penelope Cruz et Javier Bardem dans Everybody knows, pour Farhadi).
Mohammad Rasoulov (1972-), dont nous allons voir le nouveau film ce soir, était dans une situation bien plus difficile que ses deux illustres collègues dont je viens de parler. Comme un autre très talentueux réalisateur iranien, Jafar Panahi (1960-), qui fut par ailleurs assistant de Kiarostami, Rasoulov persiste lui à tourner en Iran, de façon totalement clandestine, donc sans déclarer son activité et en renonçant totalement à ce que ses films soient vus en Iran, au péril de sa liberté, et même, on peut le dire, de sa vie. Rasoulov a été condamnés de nombreuses fois à la prison, en 2010, 2019, en 2023.
Le 8 mai 2024, il est de nouveau condamné à huit ans de prison, alors que le film que vous allez voir ce soir est sélectionné en compétition pour le Festival de Cannes. Estimant qu’il ne pourra pas supporter cette nouvelle incarcération, il parvient à quitter le pays dans des conditions rocambolesques, parvient en Allemagne, rejoint la France probablement aisé par les Services secrets français et peut assister à la projection de son film à Cannes, dans une ambiance indescriptible, vous pouvez l’imaginer. Il faut souligner que Cannes a toujours soutenu les cinéastes persécutés dans leur pays.
Les principaux films diffusés en France de Rasoulov sont : Au revoir (2011), Les manuscrits en brûlent pas (2013), Un homme intègre (2017), pour moi son meilleur film avant Les graines du figuier sauvage, et enfin Le diable n’existe pas (2020), un film a sketch qui a obtenu l’Ours d’or, la principale récompense au Festival de Berlin. Il faut avoir en tête que toutes les images que vous allez voir ont été tournées furtivement, avec des acteurs et des techniciens recrutés par la bande et qui risquent beaucoup à faire ce film. Rasoulov lui-même était très peu présent sur le tournage pour des raisons de sécurité et donnait souvent ses instructions par talkie-walkie, dissimulé à proximité. C’est assez incroyable quand on voit la qualité exceptionnelle du film, que ce soit en matière d’image, de mise en scène, de jeu des acteurs ou de montage.
D’abord Rasoulov raconte que l’idée du film lors de son dernier séjour en prison. Un groupe de dignitaire du régime s’est approché de lui et l’un d’entre eux lui a offert un stylo et lui a dit : « Je me désole de voir des gens comme vous ici. Je ne sais quoi répondre à ma femme et mes enfants qui m’interrogent sur ce que nous faisons ». Ce qui lui a donné le thème principal du film. Les souvenirs de prison de Rasoulov sont parfois édifiants. Il raconte par exempleque tous les voleurs de sa prison avaient les mains bandées : la charia imposait deleur couper un doigt… avant que les autorités ne les envoient à la clinique d’à côtépour une greffe qui par ailleurs ne prend pas toujours !
Quelques nouvelles maintenant des personnes qui ont contribué au film. La monteuse par exemple, dont on ne connait pas l’identité exacte (les véritables noms de l’équipe technique ne figure pas au générique), est restée en Iran, mais ne collabore plus qu’aux films qui se réalisent sans autorisation. C’est une façon de résister pour elle : « Accepter de travailler dans le cadre de la censure est une sorte de collaboration », dit-elle dans un article du Monde. Une prise de risque de plus en plus fréquente, malgré les risques encourus : 71 films iraniens clandestins auraient été envoyés à Cannes cette année !
Le chef opérateur du film a eu une descente de police dans son bureau et tout son matériel a été confisqué. Il ne peut plus travailler et il est sous pression constante. Les deux acteurs principaux, le juge (Mizagh Zare) et sa femme (Soheila Golestani), sont toujours en Iran, et sont bien sûr sous la menace d’un emprisonnement. Rasoulov a d’ailleurs brandi leur 2 photos lors de sa montée des marches à Cannes.
Les trois plus jeunes actrices du film (les deux filles du couple et leur copine blessée à l’oeil) ont quitté le pays et vivent désormais à Berlin. Elles racontent que le tournage, avec une équipe d’une vingtaine de personne, s’est déroulé de janvier à mars de cette année, dans la plus grande discrétion. Elles racontent qu’elles n’en ont parlé à leur proche par précaution. Se sentant menacées, elles fuient le pays au printemps, sans même saluer leur famille, laissant téléphones portables et tout appareil électronique derrière elles.
Le destin du juge peut être vu comme une métaphore de l’évolution (et de la dégradation progressive) du régime jusqu’à une fin désirée par Rasoulov et la majorité de la société iranienne. Le film évolue ainsi du confinement oppressant de l’appartement au grands espaces de la libération, qui finissent par voir le tyran mis à terre (et même en terre, sans qu’on ait à lui tirer dessus). Le pacte « faustien » dont on voit la signature dans les premiers plan (pervertir les relations humaines sur une base religieuse jusqu’à se faire détester par tous, pour acquérir pouvoir et confort) est celui du juge, mais n’est-ce pas aussi l’évolution du régime depuis la Révolution ?
Un des points remarquables du film ce sont les changements de registre successifs : d’abord chronique familiale et sociale assez classique, puis suspense psychologique à la Hitchcock (whodunit ? qui l’a fait ?), puis séance de torture psychologique (l’interrogatoire insoutenable, qui marque le point du basculement du film, le moment où le juge franchit un point de non-retour avec sa famille), puis road movie à travers le pays (les films tournés dans les voitures ne se comptent plus dans le cinéma iranien, ex : Le goût de la cerise, Taxi Téhéran, Querelles, Hit the road), puis quasi-film d’action horrifique dans la maison, puis western final dans un décor incroyable. C’est comme si le film « encapsulait » dans sa trame narrative plusieurs « micro- films » documentant de façon la plus complète possible la situation générale de la société iranienne contemporaine.
Un autre point remarquable du film à mon sens est le portrait de la mère, qui tente désespérément de concilier l’inconciliable,toujours sur un fil en essayant de résoudre les paradoxes à son échelle (son mari vsses filles, la nécessité de respectabilité vs l’empathie avec la jeune blessée, l’intérieur vs l’extérieur, le passé vs le futur). De tenir la cellule familiale vivante malgré les tensions qui menacent de la désintégrer.
All we imagine as light est un film de fiction qui se pare de tous les atours du film documentaire : attention extrême aux détails, capacité à saisir l'essence même de certains lieux, lumière naturelle, absence de péripéties dignes de ce nom dans l'intrigue (l'évènement le plus notable est l'arrivée d'un auto-cuiseur en provenance d'Allemagne).
Que cela ne vous freine pas pour aller voir ce film : la réalisatrice Payal Kapadia, remarquée pour son premier film, le très beau documentaire Tout une nuit sans savoir, est en effet une cinéaste capable de donner à ses trois personnages féminins une grande profondeur.
La première de ces femmes est infirmière, et elle est fidèle à son mari qui travaille à l'étranger. La seconde sort avec un musulman avec qui elle aimerait coucher (mais ce n'est pas facile). Et la troisième se fait évincer de son logement. Les trois femmes éprouvent à des degrés divers des pressions de la société, et leur appétit de vivre doit se frayer un chemin dans une jungle d'interdits et de conventions.
Mumbai est brillamment croquée dans un défilé d'images, recouvertes de voix off qui racontent des histoires dont on ne sait pas vraiment si elles se raccordent à nos personnages. L'ensemble dégage une poésie diffuse, servie par une photographie "plate", souvent bleutée, et des cadrages parfois magnifiques.
Par la grâce de sa mise en scène délicate, Kapadia parvient à ennoblir ces femmes du peuple, et à donner de la sororité une image à la fois douce et puissante.
Probablement la naissance d'une très grande cinéaste.
A quelques semaines de la si importante présidentielle américaine, il faut absolument aller voir The apprentice.
Le film d'Ali Abbasi nous fait voir Donald Trump avant le succès. Il nous fait ressentir d'une façon presque charnelle l'extrême médiocrité du bonhomme et son incommensurable confiance en soi, qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer.
L'extrême culot, allié à une souveraine mauvaise foi, soulève des montagnes, comme le montrait également la série Tapie. Mais Trump ne serait certainement pas Trump s'il n'avait pas rencontré l'avocat Roy Cohn, mentor d'une exceptionnelle immoralité, magistralement campé par un Jeremy Strong (Succession) au sommet de sa forme.
La mise en scène d'Abbasi est sage (on est loin de démence de ses films précédents). La reconstitution du New-York des années 70 est incroyablement réussie.
The apprentice se regarde avec une délectation honteuse (car les deux "héros", auxquels ont finit par s'attacher par la grâce de la narration, sont tout de même des salopards de la pire espèce) et une curiosité malsaine : le film nous fait entrer dans la fabrique du monstre. Ou comment un petit con écervelé peut devenir un dangereux magnat, pris en main par un Pygmalion génial et sans scrupule.
Il y avait bien des manières de rater ce film, qui suit durant 48h un jeune Guinéen sans papier, qui parcourt sans relâche les rues de Paris en tant que livreur Uber.
Boris Lojkine aurait pu ainsi concevoir un film pétri de bons sentiments, dans lequel le jeune Souleymane n'aurait rencontré que de mauvaises personnes (à la Dardenne) et aurait accumulé tous les malheurs du monde. Il aurait pu aussi construire un drame, précipitant son héros dans une spirale qui aurait abouti à une tragédie nocturne. Il aurait enfin pu choisir de raconter une histoire larmoyante, dans laquelle de sympathiques parisiens bien attentionnés aurait pris Souleymane en affection (ou plus), se cassant les dents sur une administration impitoyable.
Mais non. L'histoire de Souleymane est, de façon beaucoup plus intéressante, une description presque documentaire du quotidien d'un sans papier sous OQTF, qui lutte pour sans sortir. Le film est sans pathos, rythmé comme un thriller nocturne, constamment soumis à une tension qui résulte non pas d'évènements exceptionnels, mais de petits soucis du quotidien qui prennent ici des allures de quitte ou double décisifs (Souleymane va-t-il attraper son bus ? fera-t-il réparer son vélo ? conservera-t-il l'usage du compte Uber qu'il "sous-loue" ?).
Le spectateur est ainsi rivé solidement à son fauteuil, complètement absorbé dans ce qui apparaît être une sorte d'odyssée urbaine pour Ulysse moderne. Paris est filmé comme jamais, les ambiances sont incroyablement réalistes, la prestation du jeune Abou Sangare dans le rôle principal est merveilleuse de simplicité. La scène finale dans laquelle Nina Meurisse campe un agent de l'Ofpra est de toute beauté.