La chaleur tombait (enfin) sur Paris, ce dimanche 7 juillet, et la salle était évidemment archi-comble pour l'avant-première de la Palme d'Or, dans le cadre du Festival Paris Cinéma. Du beau monde au MK2 Bibliothèque pour l’occasion : Anne Hidalgo, Valérie Donzelli, Vincent Macaigne, Rossy di Palma (actrice culte d'Almodovar). Natacha Régnier était aussi dans la salle, parait-il.
Accompagné d'une brochette de blogueurs curieux, j'étais à vrai dire un peu inquiet : Allais-je être déçu par cette deuxième vision ? La magie physique de la première projection allait-elle se reproduire ? Ne suis-je pas allé un peu loin en désignant La vie d'Adèle meilleur film vu depuis que mon blog existe ?
Eh bien toutes ces questions ce sont volatilisées dès la scène de la première rencontre entre Adèle et Emma, qui survient après quelques minutes. J'ai alors compris quelque chose que j'allais vérifier pendant tout le film : la prestation d'Adèle Exarchopoulos est gigantesque. Son visage est un tableau qui peut changer d'expression en une fraction de seconde, son sens de la répartie est fracassant, son rire explosif, sa sensualité brute renversante. Jamais une actrice n’a donné autant dans un film, et n’a été aussi bien filmée. J'ai d'ailleurs eu plusieurs fois l'impression nette que Léa Seydoux tombait amoureuse de sa partenaire en même que nous, avec dans le regard des éclairs d'incrédulité admirative.
J'ai déjà évoqué plusieurs aspects du film dans mon premier article, que je vais compléter ici (attention, le texte qui suit révèle de nombreux éléments du film qu’il vaut mieux ne pas connaître avant de le voir).
Les structures temporelles du film
Connaissant déjà la progression de l'histoire, j’ai mieux perçu la structure du film, qui m’apparaît plus clairement partagé en deux parties. La première concerne le développement du sentiment amoureux entre Emma et Adèle jusqu’au climax des scènes de sexe. Cette partie donne l’impression d’être un torrent impétueux dans lequel les évènements s’enchaînent rapidement, à grand coup d’ellipse si nécessaire (cf la rupture express avec Thomas), même si en réalité le temps ne s’y écoule pas si vite que ça, puisque cette partie s’étire en temps réel sur plusieurs mois.
Plus le film avance, plus le temps s’écoulant entre deux scènes semble augmenter : quelques heures séparent les premières scènes au lycée, puis quelques jours (avant la première rencontre), puis quelques semaines (avant le passage à l’acte), et enfin quelques mois.
La scène du repas avec les amis d’Emma constitue à l’évidence le nœud du film. Il commence par des scènes de cuisine qui montrent l’isolement d’Adèle, puis donnent à voir de multiples occasions dans lesquelles Adèle est subtilement ostracisée, avant de fournir à Adèle comme à Emma l’occasion d’un flirt (avec l’acteur et avec Lise), et de se terminer dans le lit avec les premières importantes lézardes exprimées par Emma.
Commence alors le chapître 2, celui de la déliquescence, de la descente en enfer. La durée de temps réel s’allonge encore entre les scènes : de mois, on passe à des sauts équivalant probablement à des années, la totalité de l’histoire d’Adèle s’étendant approximativement sur une petite décennie (de la Première à Bac+7).
Je trouve que la force particulière du film réside en grande partie dans cette accélération continue du temps : le film monte en intensité jusqu'en haut d'une montagne émotionnelle, puis en redescend mélancoliquement, mais tout du long il donne littéralement à percevoir l’écoulement inéluctable du temps.
Les figures de style kechichiennes
Tout le monde se rendra facilement compte que La vie d’Adèle est un film constitué d’une très grande majorité de gros plans. En le revoyant, je me suis toutefois rendu compte que les plans larges avaient également leur importance, soit parce qu’ils donnaient à voir le fonctionnement d’un groupe dans son ensemble (la manif, les lycéens, les repas), soit parce qu’ils mettaient en évidence les situations dans lesquelles un personnage est seul à un moment décisif (Adèle assise dans l’escalier qui va se faire embrasser par sa copine de classe, le banc dans le parc, Adèle qui s’éloigne dans le dernier plan).
La mise en scène de Kechiche, loin de toute fioriture visant à flatter l’égo, est entièrement orientée vers un seul objectif : mettre à l’unisson les sentiments des personnages et les mouvements de la caméra (ou le cadre). A titre d’exemple, un plan magnifique : alors qu’elle vient de tenter d’embrasser sa copine dans les toilettes, Adèle est filmée par un long travelling arrière fiévreux et superbement maîtrisé dans un couloir de lycée. La totale confusion de ses émotions y est admirablement montrée, notamment par un mouvement vif et rapide vers ses copines qui l'interpellent sur la gauche.
Autre point que j’ai remarqué lors de cette vision, les éléments récurrents qui jalonnent l’histoire, souvent avec des implications radicalement différentes : les spaghettis (trois fois), Adèle qui danse (à son anniversaire, dans les manifs, lors du repas, dans la rue avec son futur amant, avec ses élèves), le regard vers le ciel (dans le parc, dans l’eau en faisant la planche), l’explication de texte en classe (au début et à la fin), les manifs de rue (de lycéens, puis la gay pride), etc. Le film, en même temps qu'il donne à voir la flèche du temps, s'amuse à construire des cycles de répétitions.
Romantiques / lyriques vs classiques / cyniques
Les quelques conversations amorcées à la fin de la projection avec les autres spectateurs laissent préfigurer ce que pourraient être les débats autour du film. Les romantiques, comme moi, donnent la primeur au souffle qui porte le film le bout en bout. Peu leur importe qu’Adèle ne nettoie pas son nez lors de la scène de rupture, mais ce détail permet à la revue Zinzolin (qu’on rangera sur ce coup dans les cyniques) d’ironiser par voie de tweet sur le vin blanc à la morve.
Adèle est-elle animale et magnétique (point de vue romantique) ou bovine (point de vue classique) ? La façon dont les deux familles sont montrées sont-elles réalistes : d’un point de vue romantique, oui, car le trait appuyé ne sert qu’à renforcer le rendu des sentiments, ce qui est parfaitement le cas dans les deux scènes de repas croisés dans les familles respectives, d’un point de vue classique, non, car les spaghettis ET Julien Lepers en bruit de fond pourront sembler redondants.
Lors de leur visite de la Piscine à Roubaix, les deux filles ne semblent regarder que des tableaux et statues de femmes nues : illustration de l'extrême tension sexuelle entre elles d'un point de vue romantique (la caméra ne montre que ça parce qu'elles mêmes ne voient que ça), effet de surlignage exagéré d'un point de vue classique / cynique.
En attendant la troisième
Il est désormais probable que je retournerai voir La vie d’Adèle une troisième fois en salle, tellement le film est autant une expérience physique (sentiment de moiteur, parfois d’oppression, perception sensible des réactions de ses voisins, durée dilatée) qu’une oeuvre cinématographique. On peut donc y retourner comme on retourne à la piscine ou au sauna.
Film monde, film manifeste, La vie d’Adèle constitue un sujet d’étude inépuisable.
A voir aussi : Mon avis sur La vie d'Adèle / L'avis des blogueurs sur La vie d'Adèle / La BD à l'origine du film : Le bleu est une couleur chaude / 4 choses que vous n'avez pas (ou peu) lu à propos de La vie d'Adèle
