La passion de Dodin Bouffant
Il a fallu à Tran Anh Hung une audace incroyable pour développer le projet de ce film. Résumons les difficultés : le sujet n'est absolument pas dans l'air du temps (la gastronomie "à l'ancienne", c'est à dire où l'on mange des ortolans plutôt que du quinoa bio), le titre semble conçu pour donner une image la plus ringarde possible, et l'intrigue est tirée d'un obscur livre écrit par un Suisse complètement inconnu en 1924.
Autrement dit, et sans même qu'ils aient eu besoin de voir le film, on pouvait être à peu près sûr que les critiques avertis de la presse branchée allaient détester, ce qui ne manqua pas.
Beaucoup d'observateurs cannois s'insurgèrent du prix de la mise en scène remis au franco-vietnamien. Il faut pourtant avoir une sacré dose de mauvaise foi, ou une belle couche de cochonnerie sur ses lunettes, pour ne pas voir l'incroyable virtuosité de l'unique caméra avec laquelle le film est tourné : elle tournoie dans les espaces exigus du château avec une souplesse de reptile, flotte dans l'air vaporeux comme un ange le ferait (sublime repas au bord de l'eau) et plane dans le jardin comme un insecte complice. Il y a dans La passion de Dodin Bouffant parmi les plus beaux moments de toute cette année de cinéma.
Au-delà de cette magnifique leçon de mise en scène, le film est aussi un beau tableau de sentiments peu à la mode : le développement d'un amour sensuel et respectueux, la passion existentielle pour le bien-manger, où pour le dire autrement, la concrétisation d'une certaine idée de la transcendance dans les assiettes. Jamais une oeuvre ne m'a fait autant ressentir ces émotions, souvent jusqu'aux larmes.
Binoche et Magimel, outre la lugubre et tendre résonance que leur ancienne histoire personnelle donne au film, sont proches de la perfection, et constituent pour moi ici le couple le plus puissant du cinéma français actuel.
La passion de Dodin Bouffant est aussi plein de suspense : c'est un spectacle total, parfois aussi morbide qu'exaltant, qui interpelle toutes nos capacités sensorielles, émotionnelles et cognitives.
Son non-conformisme exacerbé, dissimulé sous un faux air d'académisme qui peut rappeler aux spectateurs superficiels Le festin de Babette, permet de juger le véritable sens critique du spectateur : qui aime assez le cinéma pour pénétrer jusqu'au coeur battant du film, dépassant ses préjugés ?