L'émotion profonde et durable que m'a procuré la vision d'Une séparation m'amène exceptionnellement à revenir sur le film, au-delà de ma première critique.
Un labyrinthe organisé
Le film fonctionne comme une expérience dans lequel nous serions (spectateurs et personnages) des souris de laboratoire.
Farhadi nous met à l'entrée d'un labyrinthe dans lequel nous allons évoluer pendant toute la durée du film. Comme la souris, nous ne voyons à un moment donné que le couloir devant nous, et à chaque intersection, plusieurs perspectives toujours tronquées ou partielles s'offrent à nous. Le film nous conduit à des cul-de-sac, où nous ramène à un point où nous sommes déjà passé, en nous faisant redécouvrir un carrefour sous un autre angle.
Très concrètement, le labyrinthe est organisé matériellement par un montage très recherché dans lequel chaque plan est une case qui nous fait progresser. Pour renforcer cette impression de progression bridée, Farhadi nous enferme dans des lieux clos (appartements, palais de justice, école, cours) souvent exigus (les voitures, la salle d'audience dans laquelle les deux protagonistes sont très proches du juge).
Non seulement les personnages évoluent en lieux clos, mais ils passent une bonne partie de leur temps à fermer des portes (celle de l'entrée de l'appartement évidemment, celle de la chambre du père), matérialisant dans l'espace propre du film les cases conceptuelles du scénario : à chaque case sa vérité.
Subtilité ultime de la mise en scène, il arrive qu'on puisse jeter un coup d'oeil dans une autre case, ou de l'autre côté du couloir de labyrinthe, par de multiples jeux de transparence ou de miroir (dans l'appartement lui-même en partie labyrinthique, dans les pare-brise ou les rétroviseurs de voitures, à travers/sur des vitres ou des miroirs)
Bel exemple du labyrinthe exigu et vitré : la cuisine de Hodjat et Razieh, à la fois tellement petite que le conflit entre mari et femme devient physique, et donnant sur le couloir par une vitre.
Eloge des plans manquants
Le labyrinthe que constitue Une séparation nous permet de tourner autour .... de ce que le film omet de montrer.
C'est évidemment vrai à propos de la scène de l'accident, siphon béant au coeur du film qui aspire en spirale tous les protagonistes, mais en y réfléchissant un peu plus profondément, c'est vraiment la caractéristique du film de ne pas montrer ce dont il parle.
Par exemple aux deux extrémités du film, il nous manque deux plans que n'importe quel film "normal" aurait montré : le plan du juge au début, et celui qui montre le choix de Tameh dans le dernier.
Ce triptyque de plans manquants justifie que le titre du film soit Une séparation et non La séparation. Une parce qu'on peut choisir : séparation du couple, séparation du foetus, séparation d'une adolescente d'un de ses parents.
Entre l'oeil du cyclone et ces deux extrêmes le nombre de plans manquants est colossal : pour ne parler que des plus importants, on peut citer celui où la caméra serait dans l'escalier quand Razieh en est expulsé, celui qui montrerait cette dernière chez le médecin ou celui qui montrerait l'endroit où l'argent a été volé.
D'une façon encore plus subtile, manque beaucoup de contrechamps aux champs reflétant le vécu d'un des personnages : contrechamp sur la prof de Termeh quand Nader l'appelle pour avoir le numéro de téléphone du médecin, contrechamp sur les invités quand Razieh et Hodjat se disputent dans leur cuisine, etc.
Non seulement, il n'y a donc pas de sortie au labyrinthe, mais tous les endroits de ce dernier ne sont pas accessibles.
La force incroyable du film se loge probablement dans ce hiatus : alors que la plupart des oeuvres vous marquent parce qu'elle vous montrent ce qu'elles vous montrent - et que le temps efface le souvenir d'avoir vu, Une séparation vous marque par ce qu'il ne vous montre pas ce qu'il vous montre - et que le temps efface plus difficilement ce que vous avez profondément ressenti sans le voir.